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Être le musicien, l’instrument et la note de musique

…ou comment jouer allègrement l’œuvre de nos vies.

Ceux qui connaissent mes talents vocaux ou musicaux -probablement assez proches de ceux du panda pour la danse classique- seront sans doute surpris de me voir signer un article inspiré par cet univers (et pour ceux qui ne les connaîtraient pas, je vous invite à me croire sur parole). L’absolu est passé bien loin de mon oreille, et mon berceau ne devait pas se trouver sur la liste des coups de baguette magique à distribuer par la fée tempo. Mais c’est peut-être bien ce qui fait de moi une spectatrice sensible et attentive aux détails lorsque j’écoute et regarde un virtuose qui partage son talent.

Ce qui me touche le plus intensément, c’est de voir à quel point est vivant le musicien qui ne fait plus qu’un avec l’instrument lorsqu’il incarne son interprétation de la partition. Et si cela me touche, c’est peut-être aussi parce-que cela parle de la façon dont nous jouons l’œuvre de nos vies. Être vivant, être profondément vivant, n’est-ce pas être le musicien, l’instrument, et même la note de musique?

Être le musicien

Lorsque nous entrons sur la scène de la vie, la partition posée sur notre pupitre n’est pas vierge: notre lieu de naissance, notre milieu familial, social, culturel, notre corps, nos forces et nos faiblesses posent les clés sur les portées. Une ribambelle d’événements ne dépendant pas de nous astreindront ensuite des notes à la partition.

L’histoire ne dit pas s’il était musicien. Epictète, philosophe stoïcien du premier siècle après JC, avait en tout cas une partition sacrément lourde à jouer, puisqu’il avait été vendu comme esclave dès l’enfance. Il distinguait pourtant « ce qui dépend de nous » (les désirs, l’opinion, le goût ou l’aversion,…) de « ce qui ne dépend pas de nous » (le corps, la réputation, les biens,…). Nous pouvons, enseignait-il, librement transformer les premiers, tandis qu’il est vain de vouloir changer les seconds. Epictète remarque que notre malheur vient de ce que nous avons plutôt tendance à vouloir faire l’inverse, c’est à dire à vouloir que ce qui nous échappe change, sans chercher à faire évoluer ce qui dépend de nous.

Si nous ne pouvons pas changer certaines notes de la partition, nous sommes pourtant totalement libres de la manière dont nous allons nous investir de celle-ci, dont nous allons l’interpréter, la vivre, en faire une œuvre unique. J’aime beaucoup cette citation d’un autre stoïcien, Sénèque, qui disait que « l’art de vivre, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie« .

Bien sûr, il y a l’un ou l’autre bémol. Ainsi, la complexification du monde dans lequel nous vivons ne rend pas toujours aisée la distinction entre ce sur quoi nous avons prise et ce sur quoi nous n’avons pas prise. On peut parfois avoir l’impression d’être pris au piège de ce qui se décide, se conçoit, s’expérimente…s’orchestre à notre insu, ou à un niveau qui nous dépasse.

L’invitation à être le musicien n’a pourtant rien d’un appel à la résignation, au fatalisme. C’est une exhortation à la créativité, à l’inventivité, et pourquoi pas, à l’improvisation, à sans cesse réévaluer si les notes que l’on croit imposées le sont vraiment. N’y a-t-il pas une interprétation osée de la partition à tenter?

En écrivant ces lignes, je pense aussi tout particulièrement à des amis pour lesquels une profonde tristesse est venue s’insinuer dans les notes. Oui, c’est cela aussi être le musicien: faire place à la douleur. La laisser, pour un temps, imposer son rythme et sa résonance. La laisser toucher, vibrer, bouleverser. Lui laisser l’espace pour faire naître de nouvelles harmonies…

Être l’instrument

Être l’instrument, c’est habiter profondément son corps, cesser, justement, de l’instrumentaliser, de l’accorder aux normes de l’académie de la mode, du consumérisme, pour l’incarner pleinement et se mettre à l’écoute de ses propres sonorités, de son authenticité, de tout ce qu’il nous est donné de vivre à travers lui.

Comment peut-on se sentir véritablement en lien avec le monde si on ne perçoit pas son propre corps? (Sharon Salzberg)

Le rapport que nous avons à notre corps est souvent désaccordé, guidé par des exigences de performance ou d’esthétisme, ou influencé par une longue tradition de soi-disant supériorité de l’esprit sur le corps, ce ‘tombeau de l’âme’ selon Platon.  « Parfois, ce n’est pas du mépris mais de l’oubli: nous l’oublions, notre corps, nous nous prenons pour de purs esprits. Et nous le traitons comme un outil: nous en attendons le silence (la santé), le jouissance (des organes et des sens), l’obéissance (pour nous transporter et nous servir) » (Christophe André). Nous le menons à la baguette!

Vivre coupé de son corps n’est pas pleinement vivre. C’est vivre à contretemps. C’est aussi se distancier de la voix de l’intuition qui se manifeste souvent dans des sensations corporelles. En réintégrant le corps dans le champ de notre attention, en renouant aussi souvent que possible avec ses sensations -même si elles peuvent parfois être inconfortables-, nous nous ouvrons à la joie aussi simple que profonde d’être…

Être la note

Une fois jouée, plus rien ne retient la note. Elle virevolte, insouciante d’être juste ou fausse. Elle est comme elle est, et rien ne la fera revenir à l’instrument pour être plus parfaitement formée. Ainsi en va-t-il de nos paroles et de nos actes, de nos expériences, et de bien des circonstances de notre vie. Pourtant, contrairement à la note, nous sommes rarement dans un rapport détendu à nous-même. Notre critique interne pointe sévèrement les faux accords, et nous entraîne dans la rengaine des « j’aurais du… », « comme je suis bête! », « que va-t-on penser de moi? »,…

Nous sommes bien souvent notre pire ennemi, notre juge le plus impitoyable, et ce manque de bienveillance envers soi peut faire de nous de véritables vampires émotionnels, pris dans la toile de nos peurs, sans cesse à la recherche d’apaisement, de reconnaissance de notre valeur, d’approbation de ce que nous sommes.

L’égoïste est un enfant immature qui a besoin de l’autre pour obtenir ce qu’il ne parvient pas à trouver en lui. A commencer par l’amitié pour soi. (Fabrice Midal)

Cesser de se comparer, de vouloir être parfait, de vouloir tout contrôler, considérer chaque expérience, bonne ou mauvaise, comme une occasion d’apprendre et de grandir, accepter que la fragilité fasse partie de la beauté, c’est cela, être la note.

La finale sera pour Sharon Salzberg, que j’ai eu le bonheur de rencontrer il y a peu, et qui a laissé sur ma partition de bien jolis accords: « Ce qui fait la différence entre une vie remplie de frustrations et une vie portée par la joie, c’est l’état d’esprit dans lequel on avance dans l’existence -avec la haine de soi ou l’amour véritable de soi pour moteur ».