L’idée de penser l’éducation autrement a le vent en poupe dans les rayons des librairies et les médias sociaux. On parle de « suivre les lois naturelles de l’enfant* », d’avoir confiance en sa capacité à apprendre par lui-même en suivant sa propre curiosité, de renouer avec son rythme et son environnement naturels, etc. Tout cela est bien sûr très riche, inspirant, et vaut certainement la peine d’être exploré.
Face à ce florilège de discours prônant l’éducation autrement, on peut se demander: s’agit-il d’une réaction à un système actuel à ce point inadapté que de plus en plus de voix s’élèveraient pour en changer ou est-ce l’effet d’une plus grande médiatisation d’une autre façon de concevoir l’éducation? Plus fondamentalement: est-ce vraiment le système scolaire et ses modes d’apprentissage qui sont pointés d’un doigt réprobateur ou l’éducation dans un sens beaucoup plus large mérite-elle d’être reconsidérée?
L’épaisse couche de poussière qui recouvre les écrits de philosophes anciens cache parfois tout l’intérêt actuel de leur pensée. J’aimerais ici vous inviter à (re)découvrir les propos de Montaigne, ce philosophe de la Renaissance (1533-1592) considéré comme l’un des pères de la pédagogie.
L’éducation est un thème central dans l’oeuvre de Montaigne (Essais, Livre I, «De l’institution des enfants»), qui dénonce déjà à son époque l’érudition indigeste, la tendance à « remplir le crâne » des enfants d’un tas de connaissances, qui alourdissent l’esprit sans le développer, aucune d’elles n’enseignant à vivre bien.
« On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit ».
Le vrai projet éducatif consiste selon lui à amener l’enfant à discerner par lui-même, à pouvoir se faire son propre jugement sur les choses. Le rôle d’un éducateur est tantôt d’ouvrir un chemin, tantôt de laisser l’enfant l’ouvrir, d’entrer lui-même dans l’expérience des choses. Montaigne rappelle que des personnages comme Socrate ou Arcesilas ne parlaient pas d’emblée à leurs disciples: ils commençaient par les écouter, et les incitaient à développer leur raisonnement, avant de présenter leur propre vision.
A celui qui a responsabilité de transmettre un savoir à son élève, il adresse ces mots: « Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien ». Ainsi, plutôt qu’à saturer la mémoire, l’éducation a vocation à aider à s’approprier le savoir, à effectuer des choix éclairés, conscients, aidant l’enfant à s’engager sur le chemin qui correspond au mieux à sa nature.
« Personne n’a mieux compris que lui la nécessité de développer dans chaque individu les facultés qui font l’homme, avant de lui apprendre le métier qui fait le spécialiste » (Encyclopédie de l’Agora).
La capacité à former son propre jugement vient avec la connaissance de soi, de ses ressentis, de son intériorité et de l’observation à la fois ouverte et critique du monde. Celles-ci ne sont fort heureusement pas systématiquement écartées de l’enseignement traditionnel actuel, où des initiatives de plus en plus nombreuses en ce sens sont à saluer, même si elles résultent davantage de l’implication et de la sensibilité individuelles des éducateurs.
Comment mettre en pratique cet adage bien connu de Montaigne, selon lequel mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine?
En invitant aussi souvent que possible -et donc aussi hors des bancs d’école- l’enfant à exprimer son ressenti sur des sujets qui semblent lui tenir à coeur, en l’incitant à argumenter, à éventuellement nuancer son propos, à expliquer, le cas échéant, le pourquoi de son désaccord avec d’autres visions. A la façon de Socrate, l’adulte ne devrait pas trop vite donner son point de vue personnel, mais plutôt aider l’enfant à mettre des mots sur ce qui paraît plus difficile à exprimer, enrichir son vocabulaire ou interroger pour ouvrir d’autres perspectives.
Le tête à tête avec les livres ou Internet n’est pas seul pourvoyeur d’instruction: les échanges humains, l’observation de la nature, l’expérience, la mise en présence avec les choses d’hier ou d’aujourd’hui offrent également mille occasions d’aiguiser la curiosité et d’agrandir naturellement l’horizon de la connaissance.
L’éducation n’est pas qu’affaire d’école. Dans notre préoccupation à « mettre toutes les chances du côté de l’enfant » pour qu’il puisse accéder au plus brillant avenir, songeons également à en faire un être humain à l’intelligence et au coeur ouverts, tout simplement apte au bonheur…
* Les lois naturelles de l’enfant, Céline Alvarez, Les arènes